Agenda

Johanne Saunier — Danser son rapport au monde

Interview

Johanne Saunier danse depuis ses 18 ans où elle franchit la porte de la Cie Rosas [1] ; elle y restera 12 ans. Une fidélité qui semble se décliner tout au long de son chemin jusqu'à ses « Ballets Confidentiels »[2]. L'un d'eux s’arrêtera à la Maison Pelgrims dans le cadre Parcours d'Artistes 2020. Elle nous livre dans ce focus son besoin de créer en liberté, ses explorations « hors-cadre » ainsi que les incertitudes et les colères que la crise du Covid-19 a révélé. Une rencontre qui met en exergue la situation vécue par les artistes et l'urgence d'en prendre soin.

Comment pouvez-vous retracer ce parcours de près de 33 ans de pratique artistique ?

Il est assez monolithique dans le sens où quand je commence les choses je le fais pendant longtemps : j'ai dansé 12 ans chez Rosas et j'y suis toujours (assistante, répétitrice ou parfois remplaçante d'une danseuse), j'ai fait des projets avec le compositeur Georges Aperghis (Théâtre musical), d'autres avec un metteur en scène français ( travaille avec des chanteurs et des musiciens pour des Opéras). Enfin, il y a mon dernier parcours plus personnel commencé en 98 (avec JOJI INC, mon association avec Jim Clayburgh) avec une période « classique » où j'ai essayé d'être classique ( ndlr : projet sur scène dans un format standard) jusqu'à ce que j'ai le courage, il y a 7 ans, de me dire que cela ne me convenait pas. J'ai alors commencé : « Les Ballets Confidentiels ».

Quel est la singularité de ce projet ?

Je ne pouvais plus attendre le retour des institutions pour avoir un spectacle, une date, boucler un budget ; j'ai commencé à vouloir danser partout (maison, bar, rues jardin), au départ, sans question financière. Pendant 5 ans, j'ai fait ça avec Ine Claes avec un feu d'artifice dans un le festival parisien Quartier d'été où nous avons joué 52 performances en 12 jours ; c'était énorme....Depuis le départ de Ine, je suis associée à Eléonore Lemaire( elle est chanteuse lyrique, elle fait de l’ AIKIDO, elle bouge... une warrior quoi ) et Richard Dubelski, percussionniste. Cette forme un peu libre, volage née il y a 7 ans est très pertinente aujourd'hui.







Quel est l'endroit le plus insolite où vous avez performé ?

Dans une maison funéraire avec notre pièce La Chute qui avait fasciné un courtier en la matière.

Et le plus ingrat ?

Je pense que c'est le métro, pour le festival dédié à ses 40 ans. C'est dur le métro. C'est du ciment, c'est sous terre et puis les gens ne sont pas là pour s'arrêter. C'est un flash, il n’y a pas de retour.

Quel a été/ est l’impact du confinement sur votre pratique artistique ?

Quand le confinement est arrivé, tout s'est arrêté. Mon prochain contrat est prévu en mars 2021 ...j'ai perdu 10 mois alors que ça s’annonçait être ma meilleure année. J'étais dans un trou total. ça a changé beaucoup dans ma perception et de manière assez violente.

Comment ça ?

Même si pendant 1 mois et demi, c'était comme un « Happy hour » car je bénéficie d'un studio personnel, je me suis rendue compte que la solitude, ce n'est pas mon background. Dans la danse, même si on travaille des solos, il y a une dimension sociétale ; ça s'est perdu pendant le confinement. J 'ai travaillé en zoom mais ça ne me convenait pas du tout. Sur Zoom, on est dans les données, on clarifie et on cadre les choses ; on n'est pas dans la perte de temps, dans ce qui fait la création en fait. Ca a un peu tari ma source d'inspiration.

L'isolation m'a aussi révélé que mon sentiment d'être libre comme l'air pour ce projet dépendait de la sécurité procurée par mes « gros contrats » ( Rosas, l'opéra, etc ). Je ne m'en étais pas rendue compte. Mes contrats à l’Opéra, j'ai toujours cru que c'était des « à-côtés » ; en réalité, c'était ma poutre pour être complètement libre. Et je trouve que ça parle d'un statut. Et je comprends le désarroi des gens.

Cela s'est-il apaisé avec les déconfinement ?

Comme tout le monde, le dé-confinement a été tellement violent. Même en vous parlant maintenant j'ai encore les boules. Tout ce qui m'a défini a été tellement bafoué en disant que « l’on sert à rien » ; je crois que c'est la chose la plus violente que je n'ai jamais vécu. Même si c'est en train de se secouer maintenant ; ce n'était pas la première impulsion alors que ce qui a fait tenir pendant le confinement, c'était l'art.

Comment avez-vous traversé cette période ?

Par la colère d'abord. Voir notamment aux compagnies aériennes et les trains internationaux qui se remettaient en route pendant qu'on interdisait 'l’ouverture des théâtres... Même mon fils qui a pourtant une mère artiste m'a dit « mais oui mais en même temps c'est normal y a plus de fric en jeu avec le tourisme » voilà quoi... Puis, il y a des gens qui sont venus vers moi dont deux conservatoires chez lesquels j'avais déposé un projet ; ça m'a donné un statut. J'ai toujours eu l'impression que je n'avais pas besoin de ça mais tout d'un coup le label « vous êtes quand même reconnue, on va vous prendre comme prof », c'est idiot à dire mais ça m'a redonné un début de béquille et ça a enclenché le reste. Maintenant, je commence à travailler sur des pièces comme ce qu'on va faire à la Maison Pelgrims et puis mon studio (situé rue de la glacière) peut enfin reaccueillir des gens, ça respire un peu.

Que va t-il se passer à la Maison Pelgrims ?

Le Ballet proposé « LIVING TOGETHER » a trouvé son inspiration notamment de lectures de Vinciane Deprez « Habiter en oiseau » qu'on a lu avec Eléonore. J'ai ensuite vu un documentaire « DANSER avec les oiseaux » ... tout ça a nourrit l'envie de travailler sur la notion de territoire.

C'est tellement beau cet espace de la Maison Pelgrims ; on a décidé de l'habiter comme ça : comme deux personnes qui habitent un territoire. Le voisin est nécessaire pour se définir chez les oiseaux.

Et ça fait écho à ce que j'ai vécu avec ce manque de l'autre ; l'autre est une proposition de se définir... tant qu'il n'y a pas l'autre on ne sait pas qui on est.

Il y a aura donc un mélange de voix et de danse

Oui. La voix voyage plus que la danse qui demande a être vue... Avec le son, il y a deux niveaux : ce qu'on entend et ce qui se voit après. On va jouer sur cette spatialisation dans les différentes pièces de la Maison. Sur cette capacité à entendre des choses, à se les représenter et puis à les découvrir.

J'aime m'inspirer du quotidien et de ce qui nous attire comme dans une maison. Parfois, ce qui se découvre n'est pas à l'image de ce qu'on avait imaginé.


[1] Compagnie de la chorégraphe Anne Teresa de Keersmaeker www.rosas.be

[2] www.balletsconfidentiels.com